Projet France2022
Lettre ouverte aux artistes et artisans francophones et francophiles
Exemple de pavage de Penrose
Résumé : lettre manifeste à destination des artistes, des artisans et de tous ceux qui, dans leur travail, ont à coeur d'oeuvrer pour embellir leur environnement et pour offrir à chacun de multiples raisons de se réjouir, de repartir après avoir été blessé, de prendre soin de qui n'en peut plus et d'aimer sans relâche.
"Il ne voulait plus d'un monde
avançant immuablement sur ses rails,
tout ce qui déraillait, si je puis dire, l'enchantait :
l'art subversif, les révoltes corrosives,
les inventions outrancières, les lubies, les excentricités ;
et jusqu'à la folie."
Les Echelles du Levant, p. 57
Amin Maalouf
"[...] puisque tu es l'oeuvre de Dieu,
attends la main de ton artisan ;
il fera tout avec une parfaite convenance.
Offre-lui un coeur souple et docile,
conserve l'empreinte que te donne l'artiste,
aie en toi quelque-chose de plastique
pour ne pas perdre par ta dureté
la trace de ses doigts.
En gardant le modelé,
tu monteras vers la perfection
car l'art de Dieu
voilera ce qui n'est que limon.
Ce sont ses mains
qui ont façonné en toi ta substance ;
voici qu'il te revêtira
tu seras si splendidement orné(e)
que le roi lui-même désirera ta beauté.
Si tu lui livres ce que tu as en propre,
c'est-à-dire ta confiance et ton obéissance,
tu recevras l'impulsion de son art
et tu seras l'oeuvre parfaite de Dieu"
attends la main de ton artisan ;
il fera tout avec une parfaite convenance.
Offre-lui un coeur souple et docile,
conserve l'empreinte que te donne l'artiste,
aie en toi quelque-chose de plastique
pour ne pas perdre par ta dureté
la trace de ses doigts.
En gardant le modelé,
tu monteras vers la perfection
car l'art de Dieu
voilera ce qui n'est que limon.
Ce sont ses mains
qui ont façonné en toi ta substance ;
voici qu'il te revêtira
tu seras si splendidement orné(e)
que le roi lui-même désirera ta beauté.
Si tu lui livres ce que tu as en propre,
c'est-à-dire ta confiance et ton obéissance,
tu recevras l'impulsion de son art
et tu seras l'oeuvre parfaite de Dieu"
Saint Irénée
Chers ami(e)s,
1. Cette lettre s'adresse à tous ceux qui, en France et ailleurs, exercent un art parmi la multitude de ceux que l'humanité n'a cessé d'engendrer pour enchanter le regard, l'ouïe, le toucher, le goût et l'odorat de chacun d'entre nous et, au-delà même de ses puissances sensorielles, pour réjouir notre âme, notre esprit, notre corps et notre coeur.
2. Pour enchanter, pour réjouir mais aussi pour nourrir, pour guérir, pour instruire tout homme en pèlerinage sur une planète où chaque instant peut devenir une occasion d'apprendre et de se perfectionner dans l'art d'aimer puisqu'au fond, tout art authentique a pour but suprême d'engendrer l'amour le plus noble en suscitant, dans le coeur de ceux qui sont destinataires de ses oeuvres, le désir de croître en vertu et en sainteté, non par soi-même et au prix d'efforts dont on se vante, mais par l'effet d'une communion entre les mondes visibles et les mondes invisibles comme par la puissance d'une Présence salvifique capable de venir à bout de toutes nos errances malheureuses. En nourrissant nos sens de manière saine, c'est-à-dire sans abuser d'illusions trompeuses et en respectant les lois admirables du vivant, vous contribuez à élever chacun de nous vers des sommets qu'il n'aurait pu atteindre en restant seul, isolé, livré à ses seules forces.
3. Non seulement vous pouvez contribuer à nous faire gravir des monts qui offrent à notre regard des mondes insoupçonnés mais vous pouvez encore tirer du gouffre celui qu'une vie d'errance avait démoli, usé prématurément, ravagé ... au point de se sentir exclu de la société des vivants et de se croire condamné à maudire l'existence, la vie, la race des hommes ; condamné à nier tout dessein bienveillant ; condamné à rester en dehors de toute communion fraternelle.
4. En surmontant vos propres souffrances, en tenant bon au milieu des contradictions, en traçant votre sillon en l'absence même de toute reconnaissance, vous livrez un témoignage essentiel : ce que vos contemporains, trop pressés, indifférents ou distraits, auront négligé, peut devenir une nourriture de choix pour ceux qui leur succéderont car nombre d'artistes sont en avance sur leur temps. S'ils peinent aujourd'hui ce peut être parce qu'ils ont choisi de faire entendre une musique qui ne cherche pas à s'imposer par la force, par le clinquant ou la facilité. S'ils ne sont pas regardés en ce moment c'est parce qu'ils ont refusé de céder à l'air du temps, de surfer sur les vagues d'une mode passagère.
5. "La beauté sauvera le monde" ... (intermède recommandé pour ceux d'entre vous qui souhaiteraient approfondir ces deux liens : Arts et Beautés d'une part et, d'autre part, Beautés et Salut. Deux liens qui engendrent un troisième lien : Arts et Salut.
6. Avant d'explorer ce lien subtil entre les arts et le Salut, intéressons-nous au rôle des arts dans la cité puisque cette lettre ouverte aux artistes et aux artisans est d'abord motivée par une intention politique (projet France2022) avant que d'être inscrite dans une perspective eschatologique même si, en définitive, cette dimension commande tout le reste : faute de préciser la nature du salut que souhaite promouvoir tel ou tel projet politique, celui-ci devient illisible par manque de cohérence et risque même de propager des crimes or tout électeur exigeant ne peut se contenter d'adhérer à de vagues promesses qui ne disent rien du fin mot de l'histoire et toute électrice exigeante ne saurait succomber aux charmes envoûtants d'un ordre inique qui enverra un jour, à la potence ou sur des champs de bataille, le fruit de ses entrailles, en invoquant des prétextes fallacieux.
7. De purs esprits, animés d'intentions fort louables a priori, prétendent qu'il faut entrer dans le champ politique en laissant sur le seuil tout présupposé religieux. Voilà bien le fruit d'une méconnaissance profonde des motivations humaines que tout véritable artiste, tout artisan authentique se garde de croquer : il sait bien qu'en ce monde visible, le moindre de nos gestes et la moindre de nos paroles revêtent des significations multiples qui peuvent demeurer cachées et qu'un coeur ouvert se prend au jeu de décrypter. Que serait un art privé de silences ? Que serait un art sans mystères, sans profondeur abyssale, sans travail lent, patient et longtemps voilé ? Un art de façade. Un amuse gueule vite oublié. Une forfaiture. Un objet jetable. Un outil de propagande. Une tromperie de plus. Une coquille vide.
8. Tandis que beaucoup d'entre vous sont tentés, comme tout autre citoyen, par une participation aux multiples débats politiques qui agitent le monde médiatique, une question parmi tant d'autres se pose : "Que puis-je dire de plus, politiquement parlant, que ne dirait pas déjà l'exercice de mon art ?". Question en corollaire : "Tout ce temps que je vais passer à prendre position pour tel ou tel parti ou candidat, à m'informer pour ne pas passer pour un guignol ..., tout ce temps n'est-il pas au fond perdu et même volé au perfectionnement de mon art ?". D'où le choix courant de nombreux artistes et artisans de préférer rester dans l'ombre de leur atelier physique et intérieur afin de ne pas dilapider l'énergie dont ils ont besoin pour construire une oeuvre qui témoigne à sa façon du génie humain et donne à qui veut bien en prendre connaissance le désir de s'engager dans la cité selon ses talents et ses charismes. Ceux qui, au contraire, s'avancent pour prendre parti courent de nombreux risques. Les en blâmer serait stupide. Les encenser pour ces prises de risque ne le serait pas moins. Chacun trace un chemin dans la jungle des opinions tandis que la vie foisonnante de l'esprit ne tarde pas à dissiper les mirages et les sentiers hasardeux : ne subsistent dans le maquis des postures et des positions que les traces des bêtes qui ont le pied sûr et savent d'instinct où le poser. De là à s'intéresser d'emblée aux bêtes de scène, il y a un petit pas que nous nous garderons de franchir de prime abord puisque cette lettre s'adresse à tous, qu'ils soient reconnus et même adulés ou qu'ils travaillent dans une pénombre si dense que nul ne les a encore remarqués. Il y a enfin tous les artistes qui, sans se prononcer pour tel ou tel candidat politique ou en prenant parti, peu importe au fond, insuffle une énergie et des idées que nous ferions bien de recevoir avec curiosité, sympathie et gratitude car leurs propositions sont riches de développements prometteurs pour l'humanité et, en particulier, pour notre jeunesse. Un seul exemple suffira à illustrer cet apport magistral et les mines d'horizon offertes, celui d'Alexandre Desplat, à propos de l'enseignement de l'écriture musicale dès les classes de maternelle et tout au long du cursus scolaire de nos enfants : "La musique, art organisé (vidéo 4 mn)". Ses arguments sont repris et développés dans la tribune du projet France2022 : "Pour une école renouvelée en France".
9. Cette lettre est destinée en premier lieu à tous les artistes qui n'oublient pas la dimension artisanale de leur métier et qui refusent catégoriquement de se moquer du public, de le prendre de haut, de le tromper ou de l'égarer par des productions de bas niveau voire bêtement provocatrices, insultantes pour le genre humain tout entier ou pour l'une de ses innombrables chapelles ... Cette lettre est donc aussi destinée à tous les artisans qui mettent un point d'honneur à travailler pour embellir la vie d'autrui, à tous ceux qui n'oublient pas la dimension artistique de leur métier : chacun de leurs gestes est ordonné à une fin dont la noblesse est d'autant plus grande qu'elle demeure souvent cachée aux yeux du profane. Jour après jour, ils sont à l'oeuvre sans recevoir la moindre reconnaissance, plus par ignorance que par ingratitude puisque les tours de force qu'ils accomplissent échappent à celui qui n'est pas du métier.
10. Parmi les oeuvres qui sont à la portée de chacun d'entre nous, retenons un instant toutes celles qui manifestent le désir de transmettre un héritage sain, un savoir-faire essentiel, une tradition vivante, une clef de compréhension primordiale, une attitude juste, un geste sûr et qui révèlent par là le souci d'aider les personnes dans leur quête d'une dimension artistique, dimension sans laquelle les réalisations les plus abouties sur d'autres plans manquent pourtant de relief, de profondeur, de légèreté, de dynamisme, d'enthousiasme ... Dans un monde où tout semble à la portée d'un clic voire d'un claquement de doigt alors que l'expérience âpre et concrète du quotidien nous prouve le contraire, il est bon et sain de rencontrer en chemin un passeur d'humanité qui connaît les rudes heures d'un labeur acharné, qui a pris conscience qu'une notoriété authentique est le fruit d'échecs surmontés ou d'erreurs corrigées, qui sait la difficulté de percer dans un domaine où tant de prodiges se sont exprimés et où tant d'autres, aux quatre coins de la planète, occupent déjà le devant de la scène.
11. Par votre travail inlassable sous la houlette d'une conscience affranchie du besoin de paraître à tout prix, vous offrez à chacun le loisir de se poser, d'être en vérité, sans faux semblants, sans faux fuyants. Vos oeuvres témoignent d'une plénitude qui n'a pas besoin d'éloges ou d'honneurs pour se tenir debout : un silence admiratif, une parole simple et bienveillante, une critique judicieuse vous suffisent. Tout le reste est superflu, vanité, bruit sans intérêt de sorte qu'aucune critique acerbe, qu'aucun jugement imbécile n'est en mesure d'ébranler votre détermination : même si la voie que vous avez choisi d'emprunter ne recueille pas le nombre de suffrages que vous escomptiez, vous demeurez en cet équilibre intérieur qui manifeste une maîtrise de vous-même propice à l'épanouissement serein de vos talents. Diane Ducret en fut au printemps 2018 une parfaite illustration (vidéo 13 minutes).
12. Vous savez que, quelle que soit la voie que vous aurez choisie, se trouveront toujours en chemin des détracteurs, des suffisants, des ignares, des malveillants qui ne manqueront pas de vous reprocher d'être trop innovant ou ... trop classique ou trop en vue ! ... et bien d'autres choses encore ... Ceux-là n'ont pas encore compris qu'il existe au moins deux façons générales d'être artiste :
Commençons par la façon d'exercer son art dans l'air d'un temps sulfureux: ignorer le génie des anciens ou le passer sous silence ou le taxer de passéisme pour se croire autorisé à bousculer les us et coutumes, quitte à pondre des horreurs, à produire de la vinasse et même des poisons. Dans cette conception de l'art, le savoir-faire et le métier sont relégués au rang d'accessoires. Seuls compte le caractère insolite de la production, l'inattendu, le provoquant, ... Seul importe alors de casser les codes juste pour détruire et pour blasphémer, pour déranger et provoquer, pour rendre public un malaise intérieur si profond qu'il ne semble pas trouver d'autres moyens que de détruire et de déconstruire.
Poursuivons par la moins contemporaine à ce jour aux yeux de ceux qui confondent art et innovation : la façon d'exercer un art en s'inspirant du génie de ses prédécesseurs sans vouloir, à toute force, faire preuve d'originalité ! Manière qui intéresse au premier chef tous ceux qui participent à la sauvegarde, à la restauration et à la promotion des oeuvres anciennes. Angle de vue, où par une singulière ironie de l'histoire, l'innovation et les progrès des techniques ont une place de choix ! Dégagés de toute prétention esthétiquement novatrice, l'artiste et l'artisan qui restaurent vont faire preuve d'un talent d'observation prodigieux, d'un respect admirable, d'un sens magistral de l'oeuvre à rétablir dans sa majesté et dans son intégrité donnant, à qui veut bien s'arrêter pour contempler, une leçon de patience et d'humilité dont nos temps si pressés ont grand besoin : rien de proprement nourrissant ne s'accomplit en un seul jour et sans quête passionnée d'une perfection tous azimuts : perfection de l'inspiration, de la forme, de l'adéquation de la forme et du fond, du discours, de la connaissance des techniques à mettre en oeuvre, des gestes à poser, ... Dans un espace où certaines causes sont sur-médiatisées tandis que tant d'autres restent orphelines et dramatiquement occultées, force est de constater que le parti pris de l'hybris (ou hubris) choisi par quelques-uns jette une ombre épaisse sur d'innombrables métiers qui mériteraient d'être davantage mis en lumières car ils portent en eux une telle vigueur naturelle que les méconnaître s'apparente à l'ignorance manifestée par ces enfants qui confondent menthe fraîche et dentifrice ou pavé droit enrobé de chapelure et poisson vivant ; ignorance manifestée par ces enfants, ces jeunes et ces moins jeunes qui finissent par s'attarder sur des oeuvres de pacotille tandis qu'ils demeurent incapables de saisir la magnificence et la "magnifi-science" ! de tant de chefs d'oeuvre ... L'éloignement de l'oeuvre des anciens, la coupure d'avec la tradition vivante d'un art et la recherche effrénée de la singularité ne produisent que des erzatz qu'un monde pourtant affamé de beauté, de spiritualité, de joie et de paix ne peut plus digérer et qui s'en trouve intoxiqué au point d'en être profondément malade et désorienté.
13. D'autres critiques profiteront d'une fenêtre de tir bien en vue pour passer sur vous une colère qui ne vous était pas destinée, une rancoeur que votre seule présence aura déclenchée. Ne vous laissez pas ébranler par cette fureur : il lui fallait un exutoire. Vous vous trouviez là, non par hasard ou par inadvertance mais par miracle puisque l'artiste et l'artisan ont cette faculté de détourner les débordements d'une violence qui manifeste une indigence fondamentale : l'incapacité à exprimer sa douleur, sa souffrance autrement qu'en détruisant de façon systématique et même irréversible.
14. En bâtissant une oeuvre au long cours, vous témoignez d'une force de plus en plus utile en ce monde : la patience rendue capable de tout endurer quand nous sommes seuls mis en cause, patience qui se double d'une énergie farouche quand il s'agit de prendre la défense d'une personne opprimée. Au long des heures où vous cherchez inlassablement à parfaire votre art, vous fortifiez en vous et autour de vous la capacité d'intervenir dignement au milieu des épreuves les plus redoutables comme des plus ordinaires. L'objet que vous avez façonné transmet à qui veut bien prendre la peine de s'arrêter et de le contempler la force de tenir, de se relever, d'avancer ... contre vents et marées.
15. Les possibilités d'enregistrement de l'éphémère rendent de plus en plus caduques la distinction que l'on pouvait être tenté de faire autrefois entre la représentation d'un moment et l'ouvrage gravé dans le marbre, le bois, la pierre, le papier, la pellicule ... mais il vaut la peine de rappeler que tout geste digne d'être conservé s'inscrit toujours dans un fond mnésique accessible par des voies surnaturelles de sorte que l'artiste ou l'artisan qui est à l'oeuvre laisse non seulement une empreinte sur la matière sous la forme d'objets plus ou moins volatiles mais encore participe lui-même aux séquences "cinématographiques" qui retracent son parcours, séquences "visibles" en esprit. Ainsi peut-on comprendre, par exemple, que la Passion du Christ a été "revue" en esprit et/ou dans leur chair par des saintes mystiques : Marthe Robin, Thérèse Neumann ou Anne-Catherine Emmerich ou des saints mystiques : Padre Pio, François d'Assise ou Charbel.
16. Au milieu des échecs les plus cuisants à vue humaine, le rappel de l'inscription de nos actions dans un fond mnésique nous invite à ne jamais désespérer : même lorsque le résultat de nos efforts ne paraît pas présentable à un public exigeant, notre labeur n'est pas perdu. Il en subsiste une trace en nous-même qui nous donnera de progresser mais il en reste aussi une mémoire qui nous dépasse et qui s'offrira un jour comme contribution à la rédemption du monde. C'est dire ici l'importance de toute geste humaine en quête de beauté et de vérité, de justesse : aussi éloignée soit-elle de toute mise en scène, elle est, en elle-même, un trésor impérissable. C'est dire aussi que l'exécution d'une oeuvre extérieure ne doit jamais ternir en soi l'oeuvre encore plus essentielle : la sanctification du temps, cette durée qui demeure au service d'une élévation spirituelle de l'artiste et de ceux qui l'approchent, non par soi-même mais par l'effet d'une grâce surabondante. Tout en agissant, l'artiste et l'artisan vont se laisser transformer afin que chaque minute de l'exercice de leur art devienne digne d'être captée et enregistrée. Ainsi en témoignaient les acteurs réunis pour un spectacle donné à l'automne 2018 au Théâtre 13 jardin à Paris : l'Arche d'Olivier Denizet, Suzanne Legrand et Victor Lockwood.
17. Dans un monde où il semble qu'il faille sans cesse courir, produire davantage, tout savoir et tout connaître, avoir tout vu et tout entendu, votre art nous renvoie vers l'essentiel : apprendre à se tenir immobile, apprendre à contempler, apprendre à percevoir ce qui se cache dans les instants les plus ordinaires ; apprendre à voir, à sentir, à toucher, à goûter et à entendre sans que s'interpose entre l'objet artistique et mes sens un tiers parasite : une urgence de plus, une parole superflue, une contrainte de trop, ... L'objet de votre art suspend le cours frénétique d'un temps lancé à pleine vitesse on ne sait pas toujours vers quoi.
18. Que l'objet d'art soit en cours de réalisation parce qu'il est le fruit d'une interprétation et/ou d'une improvisation sur le vif ou qu'il soit "achevé" à la suite d'une composition antérieure, il se donne dans l'instant présent pour ressaisir des éléments d'un passé qui n'est plus et pour préparer un avenir en germe. Il se situe dans un entre deux que nous pourrions trop vite oublié, emportés que nous sommes par nos occupations incessantes. Il nous aide à faire le point, à savoir où nous en sommes vraiment avant de repartir et, peut-être, d'infléchir la direction que nous pensions prendre avant cette rencontre : ayant touché le réel avec plus d'acuité par l'entremise de votre art, il nous sera donné d'aller vers un but moins futile, plus altruiste, moins préoccupé de gains à la sauvette et plus soucieux d'être à notre tour nourrissants pour qui souffre d'être mis de côté, ignoré, banni ou éliminé par la course des affaires ... incessantes.
19. En remettant, sans vous lasser ni vous décourager, votre ouvrage sur le métier, vous transmettez, à qui veut bien en saisir l'occasion, le goût de parfaire son travail et de le considérer non comme un pensum, un gagne pain misérable mais comme une oeuvre à accomplir dans la durée, jour après jour, dans un temps où s'enchevêtrent échecs et réussites, déceptions et satisfactions, élans et blocages, heureuses rencontres et mésaventures, ... sans jamais nous détourner d'une quête qui va bien au-delà de ce qui est perceptible : guéris de la recherche d'une vaine gloire, nous tendons vers ce qui n'a pas de prix, qui ne se monnaye pas. Nous prenons le temps de sanctifier le don par excellence que nous octroie la vie : ces heures et ces minutes que l'esprit le plus aiguisé ne sait dire d'où elles viennent vraiment ; ces heures et ces minutes dont il cherchera à déchiffrer le sens tout au long d'une vie de labeur acharné et, si possible, joyeux.
20. Ainsi votre art rejoint-il le travail de la grâce qui s'opère dans une âme vouée à la prière : quand un moine ou une moniale consacre de nombreuses heures à l'oraison, à la méditation ou à l'étude, le temps dévolu à ces travaux n'entre pas dans la foire des commerces où chacun tente de tirer son épingle du jeu en facturant ses services au prix le plus élevé ! Ce que j'ai reçu gratuitement, le temps d'une vie, qui m'empêchera de l'offrir gratuitement ? N'est-il pas surprenant de voir comment se négocient à prix d'or des tableaux de peintres qui n'avaient pas le premier sou devant eux ?
21. Quand un artiste vit dans l'opulence ou dans l'indécence, que restera-t-il de ses singeries ? Que restera-t-il de ses caprices ? Qui se souviendra de ses parades, de ses pavanes et même de ce qu'il croit le plus abouti, le plus réussi ?
22. Etre présent dans l'espace médiatique, occuper le devant de la scène, être célèbre, ... quelle importance ? Cet espace a son utilité : éclairer ce qui mérite de l'être, donner un coup de pouce, faire connaître ... Il est surtout l'image d'un monde beaucoup plus vaste dans lequel chacun offre sa part, artistique, artisanale, industrielle ou pas. Votre contribution est essentielle puisqu'elle ouvre nos oreilles, dessillent nos yeux ... et nous donne justement de ne jamais perdre de vue l'aspect médiatique de nos travaux, au sens noble d'intermédiation et donc de témoignage. Tout ce que j'entreprends me relie à d'autres, ceux qui m'ont transmis quelque-chose et ceux à qui je vais passer le relais. Dans cette longue chaîne de transmission, tout art accorde du prix au don de soi : au-delà de l'objet véhiculé, se transmet en profondeur une part d'humanité. L'objet d'art cristallise une période de gestation, un temps d'élaboration, un moment d'accouchement comme toute matière résulte d'une condensation d'énergie. Un temps précieux s'est solidifié, non pour être fossile mais pour inviter chacun à faire quelque-chose de son temps et, si possible avec l'art et la manière.
23. Qu'il s'agisse de peindre, sculpter, danser, chanter, écrire, photographier, jouer, filmer, composer, interpréter, ... le temps accordé à l'exercice d'un art jette le mauvais ennui aux oubliettes : tout ce qu'il faut de concentration, de mémoire, d'application, d'imagination ... mobilise mes facultés au point de tordre le cou à tous les discours qui maugréent et se plaignent de la longueur des jours : lancé dans une oeuvre, je n'ai jamais trop de temps pour bien faire ! Il me semble au contraire que les jours passent trop vite, que je n'aurai jamais fini à temps de me préparer, d'être à la hauteur, de savoir ma partition sur le bout des doigts, qu'elle soit d'un autre ou qu'elle émane de mon esprit. Exercer un art, être artisan de coeur, c'est éprouver combien le temps est précieux. Qu'il serait dommage d'en perdre une miette. Je pourrai donc sembler d'une nature impatiente et même toujours insatisfaite mais qu'importe ? !
24. Au fil des siècles, le statut des artistes et des artisans s'est transformé. Aujourd'hui, la diversité des situations est telle que ce statut, en lui-même, ne révèle rien. Entre celui qui vit de son art singulier sans avoir besoin de commandes et celui qui doit passer beaucoup de temps à assurer la promotion de ses productions ; entre celle qui est à l'abri des ailes d'un mécène ou d'un Pygmalion et celle qui vit d'expédients ; entre celui qui bénéficie d'une large couverture médiatique et celui qui rassemble quelques brebis égarées ; entre celle dont la renommée dépasse les frontières et celle qui vit incognito dans un quartier où nul ne la reconnaît ... que de différences ! A chacun et à chacune son style, ses rencontres providentielles, ses avantages et ses déboires. Etre versé dans un art ne prédispose nullement à la gloire et le ciel des artistes, comme celui des saints, est peuplé d'innombrables inconnus.
25. Il est possible que j'aie à creuser pendant des années pour trouver le moyen d'expression qui me corresponde vraiment, le style dont je serai assez fier pour en parler tout à loisir. Ce qui apparaîtra comme ma signature, identifiable entre mille. Travail dans la pénombre d'un atelier, dans la chambre intime d'une conscience qui cherche une voie encore inexplorée alors que d'innombrables prédécesseurs illustres ont déjà tracé des avenues grandioses, des sentiers donnant sur des vues imprenables, des labyrinthes qui dépassent l'entendement et l'imagination.
26. Me voici, pauvre fourmi besogneuse, cigale effarée par une échéance imminente, vipère encensée mais qui rêve d'une vie de couleuvre au soleil, lézard fatigué et même harassé par le poids de l'oeuvre à terminer. On m'envie d'être artiste, adulée par les foules, brocardée par les critiques, jalousée par mes pairs ... mais sait-on dans quelle solitude je me trouve à certains moments ? Dans quel effroi me plonge cette notoriété soudaine ou cette absence de reconnaissance d'un labeur qui m'éreinte ? On m'envie d'être une écrivaine à succès mais sait-on comme je déteste me relire ? On me présente comme une star alors que je me trouve si misérable ! On me dit féline et irrésistible alors que je me trouve terriblement moche, insignifiante et vulnérable. On me croit forte et solide tandis que je ne tiens que par l'effet d'un cocktail de boissons fortes, de tranquillisants et de stupéfiants ... On me dit fragile alors que je mène une vie d'ascète et que je me plie à une discipline de fer !
Point d'orgue
extrait du livre "Essai sur le mystère de la musique" de Soeur Elisabeth-Paule Labat :
L’artiste et le saint
Aussi y a-t-il, nous l’avons vu, entre l’artiste de génie et le saint, toute la distance qui sépare l’inspiration du Dieu rédempteur et sanctificateur. Le musicien peut bien être appelé divin - les Allemands disent: le divin Schubert -, mais c’est à la façon du héros, non du saint. L’inspiration à laquelle il obéit est une motion spéciale et d’ordre naturel située au-dessus des délibérations de la raison, comme le reconnaissent les anciens philosophes et les théologiens. Mais le saint, lui, est mû par cet amour émanant du coeur brûlant qu’est, au sein de la Trinité sainte, l’Esprit mutuel du Père et du Fils dans leur éternel embrassement.
Le premier est porteur d’un message capable de procurer aux hommes une joie spirituelle très haute, situé qu’il est, non en deçà du péché, mais au-delà de la mort.
L’un apporte aux hommes une oeuvre où resplendit la clarté de l’Etre et d’où émane la vie. L’autre est lui-même le chef-d’oeuvre de Dieu, chef-d’oeuvre vivant de la vie propre et intime de son auteur et que celui-ci, inlassablement, retouche.
L’un, créant, se sépare de son oeuvre et nous savons, hélas! quelle faille il peut y avoir entre cette oeuvre imprégnée de beauté et d’amour et les déficiences morales de celui qui l’a faite. L’autre ne fait qu’un avec son oeuvre, puisqu’elle est sa personne même et sa vie. Tout en lui est amour et saisi par l’amour.
Le premier, captant les harmonies de l’univers, achève l’oeuvre de la création par laquelle les choses fluant de Dieu se détachent de lui, en gardant un vestige de lui. Le second, placé dans ce centre d’unité d’où jaillit et où converge toute harmonie, achève l’oeuvre de la passion du Christ...et participe au retour de toutes choses à Dieu dans l’immense mouvement de “récapitulation” du Christ médiateur.
Le premier vit immergé dans la création et se voit coexistant à tous les êtres dans une immense solidarité. Le second, en contemplant cette création à la lumière du don de Sagesse, la transcende, mais en même temps, il communie à elle d’une manière combien plus profonde, car c’est avec la charité même de Dieu qu’il l’aime: tel saint François d’Assise: “ma soeur l’eau, mon frère le feu...” Ce n’est pas là simple poésie, langage plein de charme, mais expression d’une expérience rare et personnelle.
Tous deux sont aux écoutes: l’un pour capter les voix silencieuses et secrètes de la nature et des choses; l’autre, pour percevoir au plus intime de son âme la voix du Dieu qui a établi en elle sa demeure, voix qui est à la fois celle d’un père, d’un frère, d’un époux, d’un ami, d’un être enfin qui, dans l’unité de sa nature, est adorablement personnel.
Tous deux sont en même temps solidarisés à l’univers et cependant séparés de tout. Mais tandis que, pour le premier, ces deux pôles contraires créent un déchirement qui est une des plus poigantes souffrances du génie, pour le second, la contradiction se résout dans l’amour. Sa pauvreté en esprit, Beati pauperes spiritu, peut bien amener le saint au coeur du plus profond désert ; même dans la foi nue et l'éloignement de tout le créé, ce désert sera toujours peuplé de la plénitude de Dieu, de tout ce qui vit dans le monde invisible comme de tout ce qui, dans le monde visible, passe par son âme pour rejoindre et louer Dieu ; de sorte que, à la ressemblance de Dieu, il est seul mais jamais solitaire.
La musique, avons-nous dit, nous a été donnée pour célébrer, rendre grâces mais le saint est lui-même l'instrument adapté pour être, sous la touche de l'Esprit, une "louange de gloire" en réponse à un ineffable dessein d'amour éternel. Par sa communion libre à celui qui est vie infinie, il est un être essentiellement vivant, et "l'homme vivant, c'est la gloire de Dieu". (Saint Irénée)
Essai sur le mystère de la musique, Fleurus, 1963, p. 94-96
3. Non seulement vous pouvez contribuer à nous faire gravir des monts qui offrent à notre regard des mondes insoupçonnés mais vous pouvez encore tirer du gouffre celui qu'une vie d'errance avait démoli, usé prématurément, ravagé ... au point de se sentir exclu de la société des vivants et de se croire condamné à maudire l'existence, la vie, la race des hommes ; condamné à nier tout dessein bienveillant ; condamné à rester en dehors de toute communion fraternelle.
4. En surmontant vos propres souffrances, en tenant bon au milieu des contradictions, en traçant votre sillon en l'absence même de toute reconnaissance, vous livrez un témoignage essentiel : ce que vos contemporains, trop pressés, indifférents ou distraits, auront négligé, peut devenir une nourriture de choix pour ceux qui leur succéderont car nombre d'artistes sont en avance sur leur temps. S'ils peinent aujourd'hui ce peut être parce qu'ils ont choisi de faire entendre une musique qui ne cherche pas à s'imposer par la force, par le clinquant ou la facilité. S'ils ne sont pas regardés en ce moment c'est parce qu'ils ont refusé de céder à l'air du temps, de surfer sur les vagues d'une mode passagère.
5. "La beauté sauvera le monde" ... (intermède recommandé pour ceux d'entre vous qui souhaiteraient approfondir ces deux liens : Arts et Beautés d'une part et, d'autre part, Beautés et Salut. Deux liens qui engendrent un troisième lien : Arts et Salut.
6. Avant d'explorer ce lien subtil entre les arts et le Salut, intéressons-nous au rôle des arts dans la cité puisque cette lettre ouverte aux artistes et aux artisans est d'abord motivée par une intention politique (projet France2022) avant que d'être inscrite dans une perspective eschatologique même si, en définitive, cette dimension commande tout le reste : faute de préciser la nature du salut que souhaite promouvoir tel ou tel projet politique, celui-ci devient illisible par manque de cohérence et risque même de propager des crimes or tout électeur exigeant ne peut se contenter d'adhérer à de vagues promesses qui ne disent rien du fin mot de l'histoire et toute électrice exigeante ne saurait succomber aux charmes envoûtants d'un ordre inique qui enverra un jour, à la potence ou sur des champs de bataille, le fruit de ses entrailles, en invoquant des prétextes fallacieux.
7. De purs esprits, animés d'intentions fort louables a priori, prétendent qu'il faut entrer dans le champ politique en laissant sur le seuil tout présupposé religieux. Voilà bien le fruit d'une méconnaissance profonde des motivations humaines que tout véritable artiste, tout artisan authentique se garde de croquer : il sait bien qu'en ce monde visible, le moindre de nos gestes et la moindre de nos paroles revêtent des significations multiples qui peuvent demeurer cachées et qu'un coeur ouvert se prend au jeu de décrypter. Que serait un art privé de silences ? Que serait un art sans mystères, sans profondeur abyssale, sans travail lent, patient et longtemps voilé ? Un art de façade. Un amuse gueule vite oublié. Une forfaiture. Un objet jetable. Un outil de propagande. Une tromperie de plus. Une coquille vide.
8. Tandis que beaucoup d'entre vous sont tentés, comme tout autre citoyen, par une participation aux multiples débats politiques qui agitent le monde médiatique, une question parmi tant d'autres se pose : "Que puis-je dire de plus, politiquement parlant, que ne dirait pas déjà l'exercice de mon art ?". Question en corollaire : "Tout ce temps que je vais passer à prendre position pour tel ou tel parti ou candidat, à m'informer pour ne pas passer pour un guignol ..., tout ce temps n'est-il pas au fond perdu et même volé au perfectionnement de mon art ?". D'où le choix courant de nombreux artistes et artisans de préférer rester dans l'ombre de leur atelier physique et intérieur afin de ne pas dilapider l'énergie dont ils ont besoin pour construire une oeuvre qui témoigne à sa façon du génie humain et donne à qui veut bien en prendre connaissance le désir de s'engager dans la cité selon ses talents et ses charismes. Ceux qui, au contraire, s'avancent pour prendre parti courent de nombreux risques. Les en blâmer serait stupide. Les encenser pour ces prises de risque ne le serait pas moins. Chacun trace un chemin dans la jungle des opinions tandis que la vie foisonnante de l'esprit ne tarde pas à dissiper les mirages et les sentiers hasardeux : ne subsistent dans le maquis des postures et des positions que les traces des bêtes qui ont le pied sûr et savent d'instinct où le poser. De là à s'intéresser d'emblée aux bêtes de scène, il y a un petit pas que nous nous garderons de franchir de prime abord puisque cette lettre s'adresse à tous, qu'ils soient reconnus et même adulés ou qu'ils travaillent dans une pénombre si dense que nul ne les a encore remarqués. Il y a enfin tous les artistes qui, sans se prononcer pour tel ou tel candidat politique ou en prenant parti, peu importe au fond, insuffle une énergie et des idées que nous ferions bien de recevoir avec curiosité, sympathie et gratitude car leurs propositions sont riches de développements prometteurs pour l'humanité et, en particulier, pour notre jeunesse. Un seul exemple suffira à illustrer cet apport magistral et les mines d'horizon offertes, celui d'Alexandre Desplat, à propos de l'enseignement de l'écriture musicale dès les classes de maternelle et tout au long du cursus scolaire de nos enfants : "La musique, art organisé (vidéo 4 mn)". Ses arguments sont repris et développés dans la tribune du projet France2022 : "Pour une école renouvelée en France".
9. Cette lettre est destinée en premier lieu à tous les artistes qui n'oublient pas la dimension artisanale de leur métier et qui refusent catégoriquement de se moquer du public, de le prendre de haut, de le tromper ou de l'égarer par des productions de bas niveau voire bêtement provocatrices, insultantes pour le genre humain tout entier ou pour l'une de ses innombrables chapelles ... Cette lettre est donc aussi destinée à tous les artisans qui mettent un point d'honneur à travailler pour embellir la vie d'autrui, à tous ceux qui n'oublient pas la dimension artistique de leur métier : chacun de leurs gestes est ordonné à une fin dont la noblesse est d'autant plus grande qu'elle demeure souvent cachée aux yeux du profane. Jour après jour, ils sont à l'oeuvre sans recevoir la moindre reconnaissance, plus par ignorance que par ingratitude puisque les tours de force qu'ils accomplissent échappent à celui qui n'est pas du métier.
10. Parmi les oeuvres qui sont à la portée de chacun d'entre nous, retenons un instant toutes celles qui manifestent le désir de transmettre un héritage sain, un savoir-faire essentiel, une tradition vivante, une clef de compréhension primordiale, une attitude juste, un geste sûr et qui révèlent par là le souci d'aider les personnes dans leur quête d'une dimension artistique, dimension sans laquelle les réalisations les plus abouties sur d'autres plans manquent pourtant de relief, de profondeur, de légèreté, de dynamisme, d'enthousiasme ... Dans un monde où tout semble à la portée d'un clic voire d'un claquement de doigt alors que l'expérience âpre et concrète du quotidien nous prouve le contraire, il est bon et sain de rencontrer en chemin un passeur d'humanité qui connaît les rudes heures d'un labeur acharné, qui a pris conscience qu'une notoriété authentique est le fruit d'échecs surmontés ou d'erreurs corrigées, qui sait la difficulté de percer dans un domaine où tant de prodiges se sont exprimés et où tant d'autres, aux quatre coins de la planète, occupent déjà le devant de la scène.
11. Par votre travail inlassable sous la houlette d'une conscience affranchie du besoin de paraître à tout prix, vous offrez à chacun le loisir de se poser, d'être en vérité, sans faux semblants, sans faux fuyants. Vos oeuvres témoignent d'une plénitude qui n'a pas besoin d'éloges ou d'honneurs pour se tenir debout : un silence admiratif, une parole simple et bienveillante, une critique judicieuse vous suffisent. Tout le reste est superflu, vanité, bruit sans intérêt de sorte qu'aucune critique acerbe, qu'aucun jugement imbécile n'est en mesure d'ébranler votre détermination : même si la voie que vous avez choisi d'emprunter ne recueille pas le nombre de suffrages que vous escomptiez, vous demeurez en cet équilibre intérieur qui manifeste une maîtrise de vous-même propice à l'épanouissement serein de vos talents. Diane Ducret en fut au printemps 2018 une parfaite illustration (vidéo 13 minutes).
12. Vous savez que, quelle que soit la voie que vous aurez choisie, se trouveront toujours en chemin des détracteurs, des suffisants, des ignares, des malveillants qui ne manqueront pas de vous reprocher d'être trop innovant ou ... trop classique ou trop en vue ! ... et bien d'autres choses encore ... Ceux-là n'ont pas encore compris qu'il existe au moins deux façons générales d'être artiste :
Commençons par la façon d'exercer son art dans l'air d'un temps sulfureux: ignorer le génie des anciens ou le passer sous silence ou le taxer de passéisme pour se croire autorisé à bousculer les us et coutumes, quitte à pondre des horreurs, à produire de la vinasse et même des poisons. Dans cette conception de l'art, le savoir-faire et le métier sont relégués au rang d'accessoires. Seuls compte le caractère insolite de la production, l'inattendu, le provoquant, ... Seul importe alors de casser les codes juste pour détruire et pour blasphémer, pour déranger et provoquer, pour rendre public un malaise intérieur si profond qu'il ne semble pas trouver d'autres moyens que de détruire et de déconstruire.
Poursuivons par la moins contemporaine à ce jour aux yeux de ceux qui confondent art et innovation : la façon d'exercer un art en s'inspirant du génie de ses prédécesseurs sans vouloir, à toute force, faire preuve d'originalité ! Manière qui intéresse au premier chef tous ceux qui participent à la sauvegarde, à la restauration et à la promotion des oeuvres anciennes. Angle de vue, où par une singulière ironie de l'histoire, l'innovation et les progrès des techniques ont une place de choix ! Dégagés de toute prétention esthétiquement novatrice, l'artiste et l'artisan qui restaurent vont faire preuve d'un talent d'observation prodigieux, d'un respect admirable, d'un sens magistral de l'oeuvre à rétablir dans sa majesté et dans son intégrité donnant, à qui veut bien s'arrêter pour contempler, une leçon de patience et d'humilité dont nos temps si pressés ont grand besoin : rien de proprement nourrissant ne s'accomplit en un seul jour et sans quête passionnée d'une perfection tous azimuts : perfection de l'inspiration, de la forme, de l'adéquation de la forme et du fond, du discours, de la connaissance des techniques à mettre en oeuvre, des gestes à poser, ... Dans un espace où certaines causes sont sur-médiatisées tandis que tant d'autres restent orphelines et dramatiquement occultées, force est de constater que le parti pris de l'hybris (ou hubris) choisi par quelques-uns jette une ombre épaisse sur d'innombrables métiers qui mériteraient d'être davantage mis en lumières car ils portent en eux une telle vigueur naturelle que les méconnaître s'apparente à l'ignorance manifestée par ces enfants qui confondent menthe fraîche et dentifrice ou pavé droit enrobé de chapelure et poisson vivant ; ignorance manifestée par ces enfants, ces jeunes et ces moins jeunes qui finissent par s'attarder sur des oeuvres de pacotille tandis qu'ils demeurent incapables de saisir la magnificence et la "magnifi-science" ! de tant de chefs d'oeuvre ... L'éloignement de l'oeuvre des anciens, la coupure d'avec la tradition vivante d'un art et la recherche effrénée de la singularité ne produisent que des erzatz qu'un monde pourtant affamé de beauté, de spiritualité, de joie et de paix ne peut plus digérer et qui s'en trouve intoxiqué au point d'en être profondément malade et désorienté.
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13. D'autres critiques profiteront d'une fenêtre de tir bien en vue pour passer sur vous une colère qui ne vous était pas destinée, une rancoeur que votre seule présence aura déclenchée. Ne vous laissez pas ébranler par cette fureur : il lui fallait un exutoire. Vous vous trouviez là, non par hasard ou par inadvertance mais par miracle puisque l'artiste et l'artisan ont cette faculté de détourner les débordements d'une violence qui manifeste une indigence fondamentale : l'incapacité à exprimer sa douleur, sa souffrance autrement qu'en détruisant de façon systématique et même irréversible.
14. En bâtissant une oeuvre au long cours, vous témoignez d'une force de plus en plus utile en ce monde : la patience rendue capable de tout endurer quand nous sommes seuls mis en cause, patience qui se double d'une énergie farouche quand il s'agit de prendre la défense d'une personne opprimée. Au long des heures où vous cherchez inlassablement à parfaire votre art, vous fortifiez en vous et autour de vous la capacité d'intervenir dignement au milieu des épreuves les plus redoutables comme des plus ordinaires. L'objet que vous avez façonné transmet à qui veut bien prendre la peine de s'arrêter et de le contempler la force de tenir, de se relever, d'avancer ... contre vents et marées.
15. Les possibilités d'enregistrement de l'éphémère rendent de plus en plus caduques la distinction que l'on pouvait être tenté de faire autrefois entre la représentation d'un moment et l'ouvrage gravé dans le marbre, le bois, la pierre, le papier, la pellicule ... mais il vaut la peine de rappeler que tout geste digne d'être conservé s'inscrit toujours dans un fond mnésique accessible par des voies surnaturelles de sorte que l'artiste ou l'artisan qui est à l'oeuvre laisse non seulement une empreinte sur la matière sous la forme d'objets plus ou moins volatiles mais encore participe lui-même aux séquences "cinématographiques" qui retracent son parcours, séquences "visibles" en esprit. Ainsi peut-on comprendre, par exemple, que la Passion du Christ a été "revue" en esprit et/ou dans leur chair par des saintes mystiques : Marthe Robin, Thérèse Neumann ou Anne-Catherine Emmerich ou des saints mystiques : Padre Pio, François d'Assise ou Charbel.
16. Au milieu des échecs les plus cuisants à vue humaine, le rappel de l'inscription de nos actions dans un fond mnésique nous invite à ne jamais désespérer : même lorsque le résultat de nos efforts ne paraît pas présentable à un public exigeant, notre labeur n'est pas perdu. Il en subsiste une trace en nous-même qui nous donnera de progresser mais il en reste aussi une mémoire qui nous dépasse et qui s'offrira un jour comme contribution à la rédemption du monde. C'est dire ici l'importance de toute geste humaine en quête de beauté et de vérité, de justesse : aussi éloignée soit-elle de toute mise en scène, elle est, en elle-même, un trésor impérissable. C'est dire aussi que l'exécution d'une oeuvre extérieure ne doit jamais ternir en soi l'oeuvre encore plus essentielle : la sanctification du temps, cette durée qui demeure au service d'une élévation spirituelle de l'artiste et de ceux qui l'approchent, non par soi-même mais par l'effet d'une grâce surabondante. Tout en agissant, l'artiste et l'artisan vont se laisser transformer afin que chaque minute de l'exercice de leur art devienne digne d'être captée et enregistrée. Ainsi en témoignaient les acteurs réunis pour un spectacle donné à l'automne 2018 au Théâtre 13 jardin à Paris : l'Arche d'Olivier Denizet, Suzanne Legrand et Victor Lockwood.
17. Dans un monde où il semble qu'il faille sans cesse courir, produire davantage, tout savoir et tout connaître, avoir tout vu et tout entendu, votre art nous renvoie vers l'essentiel : apprendre à se tenir immobile, apprendre à contempler, apprendre à percevoir ce qui se cache dans les instants les plus ordinaires ; apprendre à voir, à sentir, à toucher, à goûter et à entendre sans que s'interpose entre l'objet artistique et mes sens un tiers parasite : une urgence de plus, une parole superflue, une contrainte de trop, ... L'objet de votre art suspend le cours frénétique d'un temps lancé à pleine vitesse on ne sait pas toujours vers quoi.
18. Que l'objet d'art soit en cours de réalisation parce qu'il est le fruit d'une interprétation et/ou d'une improvisation sur le vif ou qu'il soit "achevé" à la suite d'une composition antérieure, il se donne dans l'instant présent pour ressaisir des éléments d'un passé qui n'est plus et pour préparer un avenir en germe. Il se situe dans un entre deux que nous pourrions trop vite oublié, emportés que nous sommes par nos occupations incessantes. Il nous aide à faire le point, à savoir où nous en sommes vraiment avant de repartir et, peut-être, d'infléchir la direction que nous pensions prendre avant cette rencontre : ayant touché le réel avec plus d'acuité par l'entremise de votre art, il nous sera donné d'aller vers un but moins futile, plus altruiste, moins préoccupé de gains à la sauvette et plus soucieux d'être à notre tour nourrissants pour qui souffre d'être mis de côté, ignoré, banni ou éliminé par la course des affaires ... incessantes.
19. En remettant, sans vous lasser ni vous décourager, votre ouvrage sur le métier, vous transmettez, à qui veut bien en saisir l'occasion, le goût de parfaire son travail et de le considérer non comme un pensum, un gagne pain misérable mais comme une oeuvre à accomplir dans la durée, jour après jour, dans un temps où s'enchevêtrent échecs et réussites, déceptions et satisfactions, élans et blocages, heureuses rencontres et mésaventures, ... sans jamais nous détourner d'une quête qui va bien au-delà de ce qui est perceptible : guéris de la recherche d'une vaine gloire, nous tendons vers ce qui n'a pas de prix, qui ne se monnaye pas. Nous prenons le temps de sanctifier le don par excellence que nous octroie la vie : ces heures et ces minutes que l'esprit le plus aiguisé ne sait dire d'où elles viennent vraiment ; ces heures et ces minutes dont il cherchera à déchiffrer le sens tout au long d'une vie de labeur acharné et, si possible, joyeux.
20. Ainsi votre art rejoint-il le travail de la grâce qui s'opère dans une âme vouée à la prière : quand un moine ou une moniale consacre de nombreuses heures à l'oraison, à la méditation ou à l'étude, le temps dévolu à ces travaux n'entre pas dans la foire des commerces où chacun tente de tirer son épingle du jeu en facturant ses services au prix le plus élevé ! Ce que j'ai reçu gratuitement, le temps d'une vie, qui m'empêchera de l'offrir gratuitement ? N'est-il pas surprenant de voir comment se négocient à prix d'or des tableaux de peintres qui n'avaient pas le premier sou devant eux ?
21. Quand un artiste vit dans l'opulence ou dans l'indécence, que restera-t-il de ses singeries ? Que restera-t-il de ses caprices ? Qui se souviendra de ses parades, de ses pavanes et même de ce qu'il croit le plus abouti, le plus réussi ?
22. Etre présent dans l'espace médiatique, occuper le devant de la scène, être célèbre, ... quelle importance ? Cet espace a son utilité : éclairer ce qui mérite de l'être, donner un coup de pouce, faire connaître ... Il est surtout l'image d'un monde beaucoup plus vaste dans lequel chacun offre sa part, artistique, artisanale, industrielle ou pas. Votre contribution est essentielle puisqu'elle ouvre nos oreilles, dessillent nos yeux ... et nous donne justement de ne jamais perdre de vue l'aspect médiatique de nos travaux, au sens noble d'intermédiation et donc de témoignage. Tout ce que j'entreprends me relie à d'autres, ceux qui m'ont transmis quelque-chose et ceux à qui je vais passer le relais. Dans cette longue chaîne de transmission, tout art accorde du prix au don de soi : au-delà de l'objet véhiculé, se transmet en profondeur une part d'humanité. L'objet d'art cristallise une période de gestation, un temps d'élaboration, un moment d'accouchement comme toute matière résulte d'une condensation d'énergie. Un temps précieux s'est solidifié, non pour être fossile mais pour inviter chacun à faire quelque-chose de son temps et, si possible avec l'art et la manière.
23. Qu'il s'agisse de peindre, sculpter, danser, chanter, écrire, photographier, jouer, filmer, composer, interpréter, ... le temps accordé à l'exercice d'un art jette le mauvais ennui aux oubliettes : tout ce qu'il faut de concentration, de mémoire, d'application, d'imagination ... mobilise mes facultés au point de tordre le cou à tous les discours qui maugréent et se plaignent de la longueur des jours : lancé dans une oeuvre, je n'ai jamais trop de temps pour bien faire ! Il me semble au contraire que les jours passent trop vite, que je n'aurai jamais fini à temps de me préparer, d'être à la hauteur, de savoir ma partition sur le bout des doigts, qu'elle soit d'un autre ou qu'elle émane de mon esprit. Exercer un art, être artisan de coeur, c'est éprouver combien le temps est précieux. Qu'il serait dommage d'en perdre une miette. Je pourrai donc sembler d'une nature impatiente et même toujours insatisfaite mais qu'importe ? !
24. Au fil des siècles, le statut des artistes et des artisans s'est transformé. Aujourd'hui, la diversité des situations est telle que ce statut, en lui-même, ne révèle rien. Entre celui qui vit de son art singulier sans avoir besoin de commandes et celui qui doit passer beaucoup de temps à assurer la promotion de ses productions ; entre celle qui est à l'abri des ailes d'un mécène ou d'un Pygmalion et celle qui vit d'expédients ; entre celui qui bénéficie d'une large couverture médiatique et celui qui rassemble quelques brebis égarées ; entre celle dont la renommée dépasse les frontières et celle qui vit incognito dans un quartier où nul ne la reconnaît ... que de différences ! A chacun et à chacune son style, ses rencontres providentielles, ses avantages et ses déboires. Etre versé dans un art ne prédispose nullement à la gloire et le ciel des artistes, comme celui des saints, est peuplé d'innombrables inconnus.
25. Il est possible que j'aie à creuser pendant des années pour trouver le moyen d'expression qui me corresponde vraiment, le style dont je serai assez fier pour en parler tout à loisir. Ce qui apparaîtra comme ma signature, identifiable entre mille. Travail dans la pénombre d'un atelier, dans la chambre intime d'une conscience qui cherche une voie encore inexplorée alors que d'innombrables prédécesseurs illustres ont déjà tracé des avenues grandioses, des sentiers donnant sur des vues imprenables, des labyrinthes qui dépassent l'entendement et l'imagination.
26. Me voici, pauvre fourmi besogneuse, cigale effarée par une échéance imminente, vipère encensée mais qui rêve d'une vie de couleuvre au soleil, lézard fatigué et même harassé par le poids de l'oeuvre à terminer. On m'envie d'être artiste, adulée par les foules, brocardée par les critiques, jalousée par mes pairs ... mais sait-on dans quelle solitude je me trouve à certains moments ? Dans quel effroi me plonge cette notoriété soudaine ou cette absence de reconnaissance d'un labeur qui m'éreinte ? On m'envie d'être une écrivaine à succès mais sait-on comme je déteste me relire ? On me présente comme une star alors que je me trouve si misérable ! On me dit féline et irrésistible alors que je me trouve terriblement moche, insignifiante et vulnérable. On me croit forte et solide tandis que je ne tiens que par l'effet d'un cocktail de boissons fortes, de tranquillisants et de stupéfiants ... On me dit fragile alors que je mène une vie d'ascète et que je me plie à une discipline de fer !
Point d'orgue
extrait du livre "Essai sur le mystère de la musique" de Soeur Elisabeth-Paule Labat :
L’artiste et le saint
Aussi y a-t-il, nous l’avons vu, entre l’artiste de génie et le saint, toute la distance qui sépare l’inspiration du Dieu rédempteur et sanctificateur. Le musicien peut bien être appelé divin - les Allemands disent: le divin Schubert -, mais c’est à la façon du héros, non du saint. L’inspiration à laquelle il obéit est une motion spéciale et d’ordre naturel située au-dessus des délibérations de la raison, comme le reconnaissent les anciens philosophes et les théologiens. Mais le saint, lui, est mû par cet amour émanant du coeur brûlant qu’est, au sein de la Trinité sainte, l’Esprit mutuel du Père et du Fils dans leur éternel embrassement.
Le premier est porteur d’un message capable de procurer aux hommes une joie spirituelle très haute, situé qu’il est, non en deçà du péché, mais au-delà de la mort.
L’un apporte aux hommes une oeuvre où resplendit la clarté de l’Etre et d’où émane la vie. L’autre est lui-même le chef-d’oeuvre de Dieu, chef-d’oeuvre vivant de la vie propre et intime de son auteur et que celui-ci, inlassablement, retouche.
L’un, créant, se sépare de son oeuvre et nous savons, hélas! quelle faille il peut y avoir entre cette oeuvre imprégnée de beauté et d’amour et les déficiences morales de celui qui l’a faite. L’autre ne fait qu’un avec son oeuvre, puisqu’elle est sa personne même et sa vie. Tout en lui est amour et saisi par l’amour.
Le premier, captant les harmonies de l’univers, achève l’oeuvre de la création par laquelle les choses fluant de Dieu se détachent de lui, en gardant un vestige de lui. Le second, placé dans ce centre d’unité d’où jaillit et où converge toute harmonie, achève l’oeuvre de la passion du Christ...et participe au retour de toutes choses à Dieu dans l’immense mouvement de “récapitulation” du Christ médiateur.
Le premier vit immergé dans la création et se voit coexistant à tous les êtres dans une immense solidarité. Le second, en contemplant cette création à la lumière du don de Sagesse, la transcende, mais en même temps, il communie à elle d’une manière combien plus profonde, car c’est avec la charité même de Dieu qu’il l’aime: tel saint François d’Assise: “ma soeur l’eau, mon frère le feu...” Ce n’est pas là simple poésie, langage plein de charme, mais expression d’une expérience rare et personnelle.
Tous deux sont aux écoutes: l’un pour capter les voix silencieuses et secrètes de la nature et des choses; l’autre, pour percevoir au plus intime de son âme la voix du Dieu qui a établi en elle sa demeure, voix qui est à la fois celle d’un père, d’un frère, d’un époux, d’un ami, d’un être enfin qui, dans l’unité de sa nature, est adorablement personnel.
Tous deux sont en même temps solidarisés à l’univers et cependant séparés de tout. Mais tandis que, pour le premier, ces deux pôles contraires créent un déchirement qui est une des plus poigantes souffrances du génie, pour le second, la contradiction se résout dans l’amour. Sa pauvreté en esprit, Beati pauperes spiritu, peut bien amener le saint au coeur du plus profond désert ; même dans la foi nue et l'éloignement de tout le créé, ce désert sera toujours peuplé de la plénitude de Dieu, de tout ce qui vit dans le monde invisible comme de tout ce qui, dans le monde visible, passe par son âme pour rejoindre et louer Dieu ; de sorte que, à la ressemblance de Dieu, il est seul mais jamais solitaire.
La musique, avons-nous dit, nous a été donnée pour célébrer, rendre grâces mais le saint est lui-même l'instrument adapté pour être, sous la touche de l'Esprit, une "louange de gloire" en réponse à un ineffable dessein d'amour éternel. Par sa communion libre à celui qui est vie infinie, il est un être essentiellement vivant, et "l'homme vivant, c'est la gloire de Dieu". (Saint Irénée)
Essai sur le mystère de la musique, Fleurus, 1963, p. 94-96
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